CINÉMA ET HISTOIRE

CINÉMA ET HISTOIRE
CINÉMA ET HISTOIRE

Le cinéma est un centenaire alerte troublé par des problèmes d’identité. L’histoire, discipline ou science qui n’a cessé d’élargir son champ depuis les temps classiques, est elle-même sommée de s’interroger sur la pertinence de la fonction d’élucidation que les sociétés humaines lui reconnaissaient depuis bientôt deux siècles.

Le couple cinéma/histoire, né quelques mois après l’invention de la machine à produire des images animées, en un temps où elle ne s’imaginait pas encore mère d’un «septième art», traverse, avec la fin du XXe siècle, une zone de turbulences: autour de 1990, des Cassandre familiers les uns du film, les autres de l’étude de sociétés vite étiquetées post-modernes, annonçaient parallèlement la mort du cinéma et la fin de l’histoire. Effet d’annonce médiatique certes, catastrophisme romantique ou intéressé, mais qui n’en renvoient pas moins à la conscience aiguë de mutations réelles. Des manifestations – la grande exposition Face à l’histoire au Centre Georges-Pompidou (hiver 1996-1997), les textes qui l’accompagnaient et le cycle Le cinéma face à l’histoire organisé dans ses marges, venant après l’exposition Die letzen Tage der Menscheit, Bilder des Ersten Weltkrieges organisée en 1994 par le Deutsches Historisches Museum à Berlin, ont reformulé la question des rapports entre les créateurs et leur temps (ceux du cinéma apparaissent plus concernés que les autres, étant donné l’ambiguïté de l’outil) dans une époque de grande incertitude.

Mémoire et récit

Le territoire de l’historien, à la fin de notre XXe siècle, s’est sérieusement brouillé. La demande d’histoire n’a sans doute jamais été aussi forte, sur le terrain de l’édition traditionnelle (le livre, les revues), et sur celui des nouveaux médias (la télévision est une grosse consommatrice de sujets et de débats, et nous intéresse d’autant plus qu’elle se nourrit autant d’images que de textes ou de théories). Parallèlement, l’idée s’est imposée que l’histoire n’est plus un long fleuve tranquille. Elle a pour une part perdu son sens. S’il est toujours vrai qu’elle «hante la société moderne comme un spectre» (Guy Debord), elle s’est aussi ouverte depuis les années 1960 au contact de connaissances neuves (la sociologie, la psychanalyse, les avancées du structuralisme), dont les trois volumes de Faire de l’histoire , de Jacques Le Goff et Pierre Nora, tentaient, en 1974, de mesurer les effets. Elle s’est éloignée des «ambitions totalisantes» qui armaient la recherche marxiste orthodoxe alors dominante, en commençant l’exploration des marges ou des profondeurs, en privilégiant ce que Pierre Chaunu avait appelé le «troisième niveau de la recherche», l’affectif, le mental, le psychique du groupe. Au même titre que Marx, Freud et Jung, puis Foucault, ont été appelés à cautionner des recherches. Les attitudes collectives, les formes de la sociabilité, la production et la consommation culturelles sont devenues des objets d’étude privilégiés. On a mis l’accent sur de nouvelles formes de l’histoire économique, celle des entreprises notamment. L’histoire a été sommée d’apporter sa contribution à la construction de la mémoire nationale, et sa caution à la médiatisation d’événements et de «lieux de mémoire», devenus souvent objets de débat (en 1989, la célébration française du bicentenaire de la Révolution a mobilisé, et souvent opposé, les grandes voix de la communauté historienne nationale). La promotion de l’histoire du temps présent a levé la barrière qui, depuis le positivisme, séparait le passé et le présent: l’historien «du temps présent» est mobilisé à titre d’«expert» autant que de garant dans les débats de société, pour dénoncer, par exemple, l’imposture du négationnisme ou faire la lumière sur l’implication, ici, de l’Église catholique, là, des banques suisses dans la collaboration active ou dans le soutien à la machine de guerre des nazis. Le travail sur le présent, l’implication dans le présent, ont pesé sur l’ensemble de la démarche historienne. Michel de Certeau le souligne: «L’histoire présente, celle que nous vivons, nous apprend à comprendre autrement l’histoire passée, qui s’écrit ou s’enseigne. Le savoir peut changer avec l’expérience.» On sait aujourd’hui que l’histoire n’est pas une donnée, mais qu’elle est toujours «en réinterprétation» (Arlette Farge).

D’autres facteurs ont parallèlement pesé sur le travail de l’historien: l’emploi de nouveaux outils (l’ordinateur), l’accès à des sources nouvelles (les «archives de l’Est» et la surabondance de documents à tous égards inattendus ont littéralement déboussolé la communauté historienne), ou à de nouveaux types de sources (les images), enfin, l’effondrement d’un encadrement théorique qui avait défini le champ clos du débat pour trois générations. Certes, le mythe de la fin de l’histoire a été rapidement balayé, mais le travail de deuil des modèles théoriques ou de repositionnement des outils qu’ils privilégiaient n’est pas achevé.

Enfin, une interrogation court sur la nature même du travail historien. L’historien est-il producteur de récits? L’histoire est-elle narration, «mise en intrigue» d’un passé reconstruit? Pour Paul Ricœur, «le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative». C’est Christian Delage qui note combien la démarche de l’historien décrite par Antoine Prost pourrait qualifier la démarche du cinéaste. Antoine Prost écrit en effet dans Douze leçons sur l’histoire:«La construction de l’intrigue est l’acte fondateur par lequel l’historien découpe un objet particulier dans la trame événementielle infinie de l’histoire. Mais ce choix implique bien davantage: il constitue les faits comme tels.»

Démarche du cinéaste? Le cinéma, de son côté, s’interroge sur sa crédibilité et sur sa spécificité. C’est moins sa mort qui est en cause que sa dilution dans le nuage incertain de l’audiovisuel, voire dans le brouillard du multimédia. Le cinéma, né du cinématographe (les premières images de Louis Lumière si fascinantes pour les hommes de 1895 qui, sans nuancer, voyaient en elles la captation du réel, la saisie des gestes, voire de l’âme de ceux qui, souvent fortuitement, traversaient le champ rigide défini par l’objectif), est entré, avec son centième anniversaire, dans l’ère du doute. Questions d’identité, d’objectivité, d’honnêteté intellectuelle. Question de crédibilité. À la fin de 1996, Level five , film de Chris Marker, exprimait le trouble d’un auteur reconnu comme un maître par ceux qui ont poussé le plus loin l’instrument né des Lumière dans l’interrogation sur le réel, ou sur le rapport de l’image au réel. Dix ans plus tôt, dans Sans soleil , Marker disait: «Filmer, c’est faire de la mémoire» (la mémoire n’est peut-être pas l’histoire, mais elle tend vers elle). En 1996, il ajoute: «Mémoriser le passé pour ne pas le revivre [a été] l’illusion du XXe siècle.» En clair, l’image elle aussi est entachée de doute, et est sommée de faire ses preuves.

L’affaire n’est pas nouvelle. L’image animée est manipulable. On peut en détourner le sens, en l’assortissant d’un commentaire ou en la liant (un effet de montage élémentaire analysé quand le cinéma avait vingt ans) à une autre image. On peut la modifier, la truquer, la maquiller (les techniciens soviétiques des temps post-staliniens n’ont pas attendu le numérique pour effacer à la demande la silhouette ou le visage du «petit père des peuples» derrière le large dos d’un marin bardé de cartouchières – dans la version brejnevienne du célèbre Lénine en 1918 , de Mikhail Romm). Il y eut la tricherie de Timisoara, puis la panne d’images de la guerre du Golfe. L’image «documentaire», l’image des actualités, comme l’image construite par un metteur en scène de fiction, ont perdu leur valeur probatoire. Ce qui ne les détruit pas, mais les réduit au sort commun du document convoqué par l’historien. L’image filmée est justiciable d’une critique (interne et externe) dont on commence à maîtriser les protocoles (les travaux de Marc Ferro sur la presse filmée ont joué ici un rôle pionnier).

L’autre question statutaire est celle de l’identité même du cinéma à la fin du XXe siècle. L’homme vit dans un océan d’images diffusées par de multiples canaux. Télévisions, vidéo et autres CD-ROM tissent un réseau terrifiant, fragile, éphémère. Une forêt – un taillis hirsute – qui cache l’arbre, le cinéma. Qu’il importe ici de définir. Le cinéma est un outil de communication collective, qui implique un dispositif déterminé. Une salle, un écran, des spectateurs groupés en corps collectif sous le faisceau lumineux qui joint le projecteur à l’écran. La consommation du cinéma est par essence collective. L’effet-cinéma, constaté dès les origines, est lié à cette réception plurielle. C’est un effet de masse.

La généralisation de la télévision et de la vidéo comme instruments de diffusion a ouvert aux images d’innombrables espaces individuels. Le médium est différent, l’intensité de réception est différente. La vidéo, conçue comme instrument de saisie des images, a en revanche ouvert des possibilités nouvelles aux auteurs de films. On a pu voir au début de 1997 un film autrichien, Jenseits des Krieges , de Ruth Beckerman, qui explore l’implication de la Wehrmacht dans les crimes de guerre hitlériens en Pologne et en Russie. Le film a été tourné dans le cadre d’une exposition présentée à Vienne en 1996. Des octogénaires y parlent – longuement – de leur propre expérience. Ils sont enregistrés avec une caméra vidéo. Seul un outil léger, discret, insistant, pouvait sans doute scruter les visages, saisir l’émotion qui brouille le regard et fait baisser la tête d’un témoin. Les images vidéo ont été transférées sur pellicule optique. Le film projeté dans une salle est d’autant plus bouleversant que chaque spectateur sait que le choc qu’il éprouve est partagé (et donc multiplié) par cent autres spectateurs, assis comme lui dans la pénombre, face à l’écran lisse... La vidéo est ici un ustensile simple qui élargit les possibles du cinéma. À ce titre elle intervient dans la problématique de la relation entre histoire et cinéma.

Cette relation se décline en trois thèmes: le cinéma saisit l’histoire, le cinéma reconstruit l’histoire, le cinéma fait (pèse sur) l’histoire.

Le cinéma saisit l’histoire

Les premiers spectateurs qui se sont interrogés sur la prodigieuse machine, des deux côtés de l’Atlantique, en ont immédiatement souligné sa relation particulière au temps. Le cinéma saisit la vie et arrête le temps. En mars 1898 – le cinéma n’est alors qu’un divertissement forain –, le Polonais de Paris Boleslaw Matuszewski publie un texte de huit pages intitulé Une nouvelle source de l’histoire , et sous-titré Création d’un dépôt de cinématographie historique . Il pressent que le jour est proche où la «curiosité des photographes cinématographiques» se portera vers des «tranches de vie publique et nationale» et déclare: «La photographie animée sera devenue alors un procédé agréable pour l’étude du passé; ou plutôt, puisqu’elle en donnera la vision directe, elle supprimera, au moins sur certains points qui ont leur importance, la nécessité de l’investigation et de l’étude.» Et de s’enthousiasmer sur «le degré de certitude et d’évidence» du document filmé. Et d’envisager avec un luxe de détails fascinant la création d’un «Dépôt de cinématographie historique», confié soit à la Bibliothèque Nationale, soit aux Archives, soit encore au musée de Versailles.

Document et fiction

Presque immédiatement une coupure s’établit entre l’authentique document (les caméras des opérateurs Lumière filment les voyages présidentiels en province, le jubilé de la reine Victoria ou le couronnement de Nicolas II, fragmentés en «vues» de 17 mètres) et les «fausses» actualités de Méliès ou des «metteurs en scène» Pathé: des figurants prennent la pose dans des décors rudimentaires ou dans le bois de Vincennes et miment l’affaire Dreyfus, la guerre des Boers ou des épisodes de la révolution russe de 1905. L’actualité reconstituée est plus proche des toiles peintes que les bonimenteurs commentaient dans les foires (ainsi allaient-ils faire également avec les premières images du cinéma) que de ce qu’on appellera plus tard le documentaire. L’image ne prétend pas à la crédibilité, elle se borne à illustrer l’événement.

Une des dernières actualités reconstituées chez Pathé, qui évoque la mutinerie du cuirassé Potemkine au large d’Odessa en juillet 1905, trahit la faillite du genre: avant les tableaux mis en scène sur les plateaux de Vincennes, l’auteur, Lucien Nonguet, a placé un plan d’archives d’un vrai bateau de guerre entrant dans un vrai port, dans une lumière d’extérieur authentique. Peu importe que ce ne soit pas là le vrai Potemkine. Il fallait, pour répondre à une demande sociale en pleine évolution, crédibiliser le récit historique à l’aide d’un effet de réel. Bientôt, la victoire du réel est acquise. En 1908, Charles Pathé crée la presse filmée: d’abord Pathé-Faits divers , puis Pathé-Journal.

Le temps de la presse filmée

En 1909 – à l’apogée de la suprématie mondiale du cinéma français –, Pathé diffuse des éditions de son journal en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis et dans l’Empire russe. En 1910, son concurrent Léon Gaumont lance Gaumont-Actualités . En 1912 sort le premier numéro d’Éclair-Journal , qui diffuse d’emblée six éditions (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Empire austro-hongrois, États-Unis, Russie). Dès ces années pionnières la presse filmée définit une structure: à l’instar de la presse traditionnelle, chaque bande, qui dure une quinzaine de minutes, est organisée par un rédacteur en chef qui choisit une dizaine de sujets. Ils «couvrent» la politique, la vie sociale, les faits divers, les mondanités, le sport, et illustrent même les «marronniers», le printemps à Paris ou la rentrée des classes. Tant que le cinéma est muet, chaque sujet est introduit par un carton-titre. Quand le cinéma «parle», c’est une voix déterminée qui commente les images et leur donne un sens. Dès les années 1910, l’intérêt du public pour ces actualités, en Europe et plus encore aux États-Unis où la rivalité des Studios incite la presse filmée qu’ils contrôlent à la recherche du «scoop» dans tous les domaines, a justifié la création de salles spécialisées dans la projection des actualités (en France, le circuit Cinéac exploite dans les années 1930 une quinzaine de salles à Paris et dans les métropoles régionales). La presse filmée atteint son apogée entre 1935 et 1955. Dans les années 1950 aux États-Unis, dans les années 1960 en Europe, la généralisation de la télévision la dépouille de son intérêt. Le journal filmé est un hebdomadaire, le journal télévisé est quotidien, et de plus «livré» à domicile... En France, les actualités tentent de survivre en adoptant une formule magazine, à sujet unique, qui ne survit que grâce à l’aide de l’État. Elles disparaissent définitivement en 1980.

Cette presse filmée, dans tous les pays, n’a jamais été libre. Contrôlée par les entreprises éditrices, par les États, soumise (en France notamment) à la censure et au contrôle préalables, directement produite par les appareils d’État dans les pays totalitaires (le Cinegiornale de l’Institut Luce mussolinien, le Deutsche Wochenschau nazi), en U.R.S.S. et dans les républiques populaires d’Europe de l’Est, mobilisée dans les États en guerre, elle propose une lecture officielle de l’histoire. D’autre part, elle n’enregistre pas n’importe quelle histoire. Elle s’intéresse aux événements prévisibles, aux rencontres, aux discours, aux congrès. Sans oublier les défilés de mode ou les jeux Olympiques. Elle filme souvent une histoire qui a déjà été mise en scène et qui obéit aux règles préalables d’un cérémonial. À l’intérieur du spectacle, elle choisit, elle coupe et elle monte. Enfin, quand elle parle, elle qualifie, elle juge, elle oriente. Elle saisit et impose une vision domestiquée de l’histoire. Dans la France occupée de 1940, les autorités allemandes ont imposé la projection de leur journal d’actualité dans la salle à demi-éclairée pour pouvoir identifier les spectateurs qui manifestaient leur mauvaise humeur.

Le fonds mondial accumulé par les opérateurs d’actualités, dont il importe de ne pas oublier qu’il n’est conservé que monté et lesté de sens, n’en constitue pas moins un extraordinaire réservoir d’images en prise directe sur l’histoire. Ces images ont plus été un instrument de pouvoir que d’information. C’est évidemment à ces deux titres qu’elles sont passionnantes.

Le documentaire est un genre d’un abord difficile. Le terme, ambigu, enveloppe une production énorme dont le statut est régulièrement remis en question. Il recouvre une masse de films pédagogiques, industriels, coloniaux, de promotion touristique, souvent teintés d’implications politiques: un Visitez l’Italie , produit aux temps mussoliniens, est aussi un film qui fait l’éloge du régime. Il recouvre une part croissante du cinéma d’auteur: le documentariste, qui souvent conteste ce terme même, interprète le réel sur lequel il travaille et lui prête un sens, poétique ou idéologique. Son œuvre relève plus de l’essai que du document. Le «point de vue documenté» de Jean Vigo est toujours d’actualité.

Il va de soi que le documentaire neutre est une illusion. Le seul fait de choisir la position de la caméra face à l’objet filmé, de définir le cadre et le champ (donc d’exclure le hors-champ) est producteur de sens. La «vue» monoplan de Louis Lumière (le documentaire archétypal), plantant sa caméra rigide face à la sortie des ouvriers de son usine, est une option parmi des centaines de possibles. Jean Vigo filmant Nice, Luis Buñuel Las Hurdes, Chris Marker la Sibérie, Raymond Depardon l’Afrique, et, pour les trois derniers au moins, produisant un texte inscrit sur la bande son (donc un effet de «montage horizontal» [André Bazin] entre l’image et le son), assument un regard, engagé, sur l’espace (géographique, historique, humain) qu’ils saisissent. Le documentaire – qu’on l’avoue ou non – n’est pas le rendu objectif du réel, mais une lecture du réel qui peut s’avérer biaisée. Le regard assumé de l’auteur, quand auteur il y a, ou la manipulation par un appareil constituent eux-mêmes des informations, des clés, pour l’historien: ils sont un élément de la saisie du présent et appartiennent de ce fait au présent mis en question.

Reste la question cruciale de la lecture historienne du cinéma de fiction. Elle concerne principalement le cinéma conjugué au présent, mais pas seulement. Le passé reconstruit apporte lui aussi des informations précieuses sur les mentalités ou sur l’idéologie du temps où le film a été tourné. Alexandre Nevski d’Eisenstein nous en apprend plus sur la mobilisation patriotique de l’U.R.S.S. stalinienne en 1938 que sur le XIIIe siècle russe. Le cinéma mussolinien et hitlérien a souvent convoqué le passé pour construire des fictions engagées dans l’idéologie des années 1930: Le Juif Süss de Veit Harlan (1941) représente un moment majeur de l’antisémitisme nazi, qui détourne et l’histoire du Wurtemberg au siècle des Lumières, et le roman de Lion Feuchtwanger qu’il prétend évoquer. Le western hollywoodien, pendant soixante-dix ans, rend compte de l’évolution de la société américaine, et pas seulement dans son attitude face à la question indienne. Il trahit les angoisses, les culpabilités collectives au temps du sénateur Mac Carthy, ou face à la guerre du Vietnam.

Le cinéma de fiction: une histoire dédoublée

La fiction conjuguée au présent représente la part la plus importante du cinéma produit et regardé dans le monde. Tous genres confondus. Le cinéma anime des personnages, crée des situations, qui sont contemporains des premiers spectateurs. La question du «reflet» (le cinéma renvoie-t-il une image pertinente de la société contemporaine?) est un préalable. La fiabilité immédiate du cinéma vu comme un miroir varie en fonction du lieu et de l’époque. Comment filmer une fiction dans la France occupée, où la censure, française et allemande, interdit toute référence à l’occupant, aux résistants, aux restrictions, à la ligne de démarcation? Les cinéastes tournent la difficulté en conjuguant un temps que les grammairiens ignorent, le contemporain vague, qui conserve des signes du présent (les voitures, les vêtements, les intérieurs) mais en exclut toutes les aspérités. L’effet miroir est atténué pour des raisons politiques (le fascisme invente une Italie des «téléphones blancs», ainsi qu’on appelait ces comédies ou mélodrames au décor aseptisé), ou pour des raisons commerciales (le Hollywood des comédies-pour-rêver vend au monde une image idéalisée de la réalité américaine).

La pratique du tournage en studio (décors reconstruits, éclairages qui dramatisent ou enjolivent), qui a dominé les trente premières années du cinéma parlant, a évidemment tenu à distance le réel, littéralement l’air du temps. En 1938, les jeunes critiques de la revue italienne Cinema demandaient que les caméras sortent dans la rue. Ce qu’elles ont fini par faire en 1944, dans l’Italie en cours de libération. Le néo-réalisme, qui tourne le dos aux studios, restitue aux images une crédibilité supérieure. Quinze ans plus tard, les progrès de la technique (matériel plus léger, pellicules plus sensibles) et une réflexion théorique fondée sur l’analyse du néo-réalisme, ouvrent sur les Nouvelles Vagues (le mouvement n’a pas été seulement français), et sur un nouveau rapport au réel. Ce que l’on peut qualifier de dimension documentaire du cinéma de fiction – influencé aussi par les expériences du «cinéma vérité» entre 1957 et 1965 – n’a cessé de croître pour en arriver au «réalisme de proximité», qui caractérise le jeune cinéma français du début des années 1990.

L’investissement de la fiction par le réel est généralement le fait d’une volonté d’auteur. Il est une autre forme de réel, précieuse pour l’historien, qui investit le cinéma de fiction comme par effraction et que les contemporains ne perçoivent généralement pas. C’est le réel fortuit, d’autant plus réel qu’il est fortuit, donc sans apprêt. Ce sont les éléments de la réalité nue que la caméra saisit parce qu’ils sont, sans qu’on les y ait mis, dans le cadre. Les plus belles images conservées de Paris avant et pendant la Première Guerre mondiale se trouvent sans doute dans les films de Louis Feuillade et d’André Antoine. Feuillade filmait Fantômas et ses poursuivants en automobile sur les boulevards de Paris. L’opérateur, lui-même dans une automobile, en 1913, s’attachait à garder les deux voitures dans le cadre. Sa caméra saisissait les voitures, les boulevards, les pavés, les chevaux, les badauds. La ville et la lumière de la ville. Le spectateur de 1913 ne voyait que la poursuite. L’historien perçoit une image volée d’un Paris réel.

Il faut encore préciser que la matière fictionnelle, traitée par le cinéma, tend progressivement à une adéquation avec le réel. Le cinéma de 1997 s’est adapté à une demande sociale plus précise. Les spectateurs du cinéma sont moins nombreux, mais plus cultivés et plus exigeants. Le besoin de divertissement (policiers, comédies) est aujourd’hui satisfait par la télévision, qui fixe ce qui était encore dans les années 1970 le «public du samedi soir». La fréquentation de la télévision (des journaux télévisés et des magazines) a par ailleurs modifié le regard de l’amateur de cinéma de 1997: le cinéphile moderne veut plus de réel, pour s’y reconnaître ou pour le contester. Les jeunes cinéastes, en France, mais aussi dans le cinéma indépendant produit aux États-Unis, en Australie ou à Taïwan, beaucoup plus que leurs anciens de la Nouvelle Vague, sont soucieux d’un réalisme de situation, qui les incite a ancrer leurs personnages au sein des tensions de l’époque: le cinéma mondial rend compte de la crise au présent, du chômage, des migrations, de la violence. L’écart s’est réduit entre le réel et la fiction. Le cinéma de fiction saisit de plus en plus finement l’histoire (sociale) en acte.

Le cinéma reconstruit l’histoire

Le film d’histoire

Le cinéma c’est également la machine à remonter le temps. Les metteurs en scène sont capables de donner une apparence de vie à Louis XIV, à Jeanne d’Arc, voire à Jésus-Christ, mais aussi à la population d’un village médiéval ou aux bâtisseurs des pyramides. Pour de multiples raisons, le filon historique suit toute l’histoire du cinéma: déjà, les metteurs en scène employés par les frères Lumière filmaient en un plan unique de dix-sept mètres une Entrevue de Napoléon et du pape , un Assassinat du duc de Guise ou une Exécution de Jeanne d’Arc.

Le cinéma d’histoire a pris la place qu’occupaient les images (d’Épinal et d’ailleurs) dans la constitution d’un passé national légitimant l’État au présent. Il s’est également coulé dans le moule du roman historique, ici Alexandre Dumas, ailleurs Walter Scott ou, spécifiques de la jeune mémoire des États-Unis, les chroniques du «Wild West» de Fenimore Cooper ou de ses héritiers. Il est devenu un genre commercial: le film en costumes, exploité dans le monde entier. Il est à l’origine de cette mythologie longtemps fascinante de la cantine hollywoodienne où trois cow-boys côtoient un sénateur romain en toge, deux héros shakespeariens et Napoléon en personne, tous mastiquant un identique hamburger. Hollywood filmait aussi l’histoire.

Le film historique possède ici un double statut: il est moyen d’expression de l’histoire, et source pour l’historien. Rarement source sur la période de référence (les croisades ou le XVIIIe siècle), mais sur le temps zéro du film, le moment où il est conçu, tourné, diffusé et où il rencontre son premier public. C’est avec les yeux du présent, avec les outils conceptuels du présent, avec les moyens techniques du présent que le cinéma voit et anime le passé: un hypothétique Mazarin tourné en 1960 nous informerait plus sur la France de Charles de Gaulle que sur celle de Louis XIV adolescent. Hors une veine, abondante, dont la raison d’être est d’ordre exclusivement commercial, le cinéma d’histoire (le film historique) trouve sa justification dans le présent de sa réalisation.

L’histoire est ici convoquée pour étayer un discours contemporain du filmage. Le plus souvent, il s’agit du discours du pouvoir (le cinéma est un instrument lourd, coûteux et contrôlé), et il est logique que le film historique soit particulièrement abondant dans les régimes totalitaires. Le cinéma nazi a cherché une légitimation du Troisième Reich dans l’exaltation du passé allemand. Il a consacré trois films à Frédéric II roi de Prusse, Der alte und der junge König en 1935, Fridericus en 1936 et Der grosse König en 1942, et deux à Bismarck, Bismarck en 1940 et Die Entlassung en 1942, d’autres à des héros allemands, médecins, musiciens ou écrivains. Il a luxueusement mis en scène en 1943 et 1944 la résistance de Kohlberg aux troupes napoléoniennes, dans le but avoué de consolider le moral de l’arrière quand la Wehrmacht commençait à refluer dans les plaines russes. Le cinéma stalinien, lui, a convoqué le passé russe (Alexandre Nevski et Pierre le Grand en 1938, Souvorov en 1940, Koutouzov en 1943), et plus précisément celui des victoires sur les Teutoniques ou sur Napoléon, pour exalter le patriotisme russe à la veille, puis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans les démocraties, les pouvoirs se bornaient à «inciter» les industriels du septième art à se mettre au service des causes nationales. Le cinéma français de la fin des années 1930 s’engage dans l’exaltation pompeuse des grandes figures de la colonisation (Brazza ou l’épopée du Congo en 1939) pour accréditer la thèse de l’Empire uni contre les menaces d’agression. Deux ans plus tôt c’était le Front Populaire qui se donnait une légitimation historique avec La Marseillaise , de Jean Renoir.

Ce type de mobilisation s’atténue après la Seconde Guerre mondiale. La France de la IVe République serre les rangs autour des parades cinématographiques de Sacha Guitry (Si Versailles m’était conté en 1953) et tente de donner au monde une image positive d’elle-même après les humiliations de la défaite et de l’Occupation. Puis pendant ses premières années la Ve République demande à des films sur la Résistance, nombreux (de Babette s’en va-t-en guerre à Paris brûle-t-il? ou L’Armée des ombres ) de se constituer en légende populaire du gaullisme. Par la suite, ce cinéma instrumentalisé disparaît. La télévision est là, plus docile et plus efficace.

Le cinéma de l’histoire, lui, ne s’efface pas pour autant. Il affine son discours, il devient film d’auteur, voire film d’historien. Quand René Allio, en France, tourne Les Camisards (1972), il s’inscrit dans un grand questionnement sur l’histoire populaire (et sur les absents de l’histoire) qui traverse l’après-1968. Quand Manoel de Oliveira, au Portugal, tourne Non ou la vaine gloire de commander (1990), il livre une méditation grave sur l’histoire de son pays, confronté à un problème d’identité après la fin de l’ère coloniale. Quand Patrice Chéreau met en scène le XVIe siècle de La Reine Margot (1994), il se soucie peu de l’histoire et moins encore d’Alexandre Dumas: il livre une méditation au présent sur la violence et la mort, dans la lumière brouillée de la folie, du sida et des massacres en Bosnie.

L’impossible reconstitution

Une question demeure, à travers cette production aux objectifs fort différents: celle du statut de vérité du récit historique à l’intérieur même du récit filmique. Le cinéma peut-il rendre compte d’un réel historique, et le rendre simplement crédible?

Le cinéma n’a pas pour tâche de reconstituer le passé. Restituer les détails des décors, des costumes, des accessoires est possible, mais à l’évidence non productif. Reconstruire un passé est une autre tâche, qui n’est pas seulement affaire de décors, de vêtements et d’accessoires. C’est aussi saisir des corps, des mots, un langage. Styliser. Inventer un style, définir une écriture qui tienne une balance équilibrée entre ce que le spectateur connaît et ce qui est nécessaire pour l’informer, pour le dépayser. Peter Brook, s’interrogeant en 1970 sur les films historiques et la reconstitution, estimait que la présence d’un objet insolite dans le champ visuel du spectateur accaparait l’essentiel de son attention. D’où la nécessité de simplifier, d’épurer, et de composer: on sait que les décors et les habits des films en costumes ne sont pas ceux de l’époque de référence, mais sont le résultat d’un compromis entre la mode 1880, par exemple, et celle du temps du tournage. L’œil du spectateur ne tolère pas un corps vivant (présent) dans la rigidité d’un vêtement, ou d’un cadre, d’un temps révolu. À moins que ce corps présent ne soit un corps éloigné dans l’espace: le Moyen Âge japonais reconstitué par Kurosawa est paradoxalement plus admissible pour un Occidental que son propre Moyen Âge... Dreyer, Bresson et Rivette, pour leurs Jeanne d’Arc respectives, ont vu le piège, abandonné les oriflammes et la cavalerie, épuré costumes et décors, travaillé surtout la lumière, pour que l’attention du spectateur demeure concentrée sur le visage et le discours de l’héroïne.

Le cinéma de fiction a prouvé qu’il pouvait restituer dans le présent la parole (le récit) du passé. Il évoque, mais ne peut reconstituer ce passé: quel que soit le cinéaste qui les filme, qu’il soit américain (Hawks), polonais (Kawalerowicz) ou égyptien (Chahine), les foules pressées de l’Égypte pharaonique, à l’écran, ne peuvent être qu’une vision fantasmatique d’homme du XXe siècle.

Toutefois, il faut admettre que le récit historique au cinéma a évolué, sous l’effet des tensions du présent parfois, plus souvent du fait d’une réflexion des auteurs eux-mêmes, confrontés qu’ils étaient à l’instrumentalisation de leurs œuvres. Cela vaut moins, évidemment, pour les cinématographies anglo-saxonnes que pour celles de pays ou des cultures ayant vécu l’expérience totalitaire.

La biographie: une histoire exemplaire

Le film d’histoire anglo-saxon (c’est-à-dire presque exclusivement américain) est producteur de héros: héros individuel, dans le western par exemple, jouant sur l’adéquation du personnage et de la star choisie pour l’incarner, plus rarement héros collectif, une famille par exemple, ou une petite unité de soldats en guerre. Hollywood a inventé un terme, le biopic (compression de biographic picture ), qui qualifie un genre. Le biopic concentre un moment de l’histoire autour d’un individu (politicien, d’Abraham Lincoln à Richard Nixon, écrivain, savant, musicien) dont le rôle, aux deux sens du terme (son poids dans l’histoire et son importance dans le scénario) est hypertrophié. Pour des raisons de lisibilité, de dramaturgie ou d’adéquation du personnage évoqué à l’image de l’acteur qui l’assume, les scénaristes prennent sans hésiter les plus grandes libertés avec l’histoire des historiens. Le biopic a été défini dans les années 1930: en 1937, la Warner produit l’archétype du genre, The Life of Emil Zola , mis en scène par l’Allemand exilé William Dieterle dans le plus pur esprit rooseveltien, exaltant les vertus de tolérance et de démocratie – le film a reçu trois Oscars et a été interdit en Allemagne, en Italie et en Espagne. Il n’a pratiquement pas évolué depuis. Tout au plus prend-on désormais la précaution de se prémunir contre une éventuelle protestation de spectateurs agacés par les coups de pouce des scénaristes. En 1996, le générique de Michael Collins , un biopic exemplaire, tourné en Irlande avec des moyens hollywoodiens sur la vie et la mort d’un héros de l’indépendance irlandaise, qui devient par la grâce du scénario le héros de l’indépendance irlandaise, annonce que pour des raisons de dramaturgie quelques libertés ont été prises avec les faits. Une franchise qui relève plus du politiquement correct (et de l’art de désarmer une critique éventuelle) que de la déontologie de l’historien.

L’équivalent du biopic s’est imposé dans le cinéma français des années 1940 et 1950, en même temps que la vogue des adaptations littéraires (Zola, Stendhal, Balzac devenant prétextes à des films en costumes), puis a rapidement cédé la place à la génération de la Nouvelle Vague. La biographie romancée n’est qu’un phénomène exceptionnel: les rares tentatives d’en appliquer les codes à l’histoire récente (le Pétain de Jean Marbœuf, d’après Marc Ferro, ou le Lucie Aubrac de Claude Berri) n’ont pas convaincu.

Mythe et histoire

En Europe de l’Est, soumise au modèle soviétique, l’exaltation d’une certaine idée de l’histoire nationale a été pendant vingt ans un facteur légitimant des régimes mis en place par les libérateurs russes entre 1945 et 1948. Des illustrations édifiantes de la lutte antifasciste, de la lutte des classes dans les systèmes féodaux des siècles passés, des tentatives révolutionnaires dont l’histoire nationale avait gardé la mémoire, parfois mises en scène avec talent, devaient accréditer l’idée d’une continuité: le présent stalinien, puis post-stalinien, était censé plonger profondément ses longues racines dans le passé national de la Pologne ou de la Hongrie. Le desserrement progressif des normes imposées aux auteurs, en Hongrie tout particulièrement, a ouvert une réflexion originale sur la manière de filmer de l’histoire. Miklos Jancsó: «Nous avons connu aussi la falsification de l’histoire pendant la période stalinienne. La falsification existe. Nous revendiquons aussi un droit à l’imagination de l’histoire.» Le cinéma de Miklos Jancsó (une quinzaine de films entre 1964 et les années 1980) représente la tentative la plus avancée à ce jour de dire l’histoire autrement: par le mythe, et par une forme qui ne laisse aucun doute sur l’imaginaire tragique qu’il exprime. Dans Psaume rouge ou dans Rhapsodie hongroise , des danseurs, des cavaliers, accompagnés par une caméra qui s’intègre à la chorégraphie savante de plans très longs, évoquent le passé et ses luttes dans le cadre d’une poétique qui ne peut être que la vision hautaine d’un créateur engagé. La manière de l’auteur brise le lien avec l’art officiel.

La rupture radicale de Jancsó avec une certaine façon de dire l’histoire est demeurée exceptionnelle. D’autres voies ont pourtant été ouvertes: celle des jeunes cinéastes brésiliens du cinéma nôvo (Rui Guerra, Glauber Rocha), qui ont cherché une approche également symbolique, tropicaliste , pour fondre l’histoire dans le mythe, celle des frères Taviani en Italie après 1968, celle du Grec Théo Angelopoulos, de La Reconstitution (1970) à Le Regard d’Ulysse (1996), qui travaillent simultanément le langage du cinéma et les liens subtils qui lient le présent difficile au passé.

Le cinéma pèse sur l’histoire

Un instrument de propagande

La modernité du cinéma, son pouvoir de fascination ou de conviction, sa capacité à atteindre et à pénétrer les masses en ont fait un instrument dont Lénine («De tous les arts, l’art cinématographique est pour nous le plus important», en 1919, lors de la nationalisation du cinéma russe) comme Mussolini («La cinématographie est l’arme la plus forte», cette affirmation cent fois redite était affichée en immenses lettres blanches, confortée d’un paraphe du Duce, au-dessus de la cérémonie d’inauguration de Cinecittà, en 1937) ont reconnu l’efficacité.

Le cinéma a été d’abord un instrument de l’histoire compris comme œuvre de propagande. Les belligérants de la Première Guerre mondiale avaient déjà saisi l’intérêt des images animées et des documents de guerre sur le moral de l’arrière et plus encore sur l’opinion des neutres qu’il s’agissait de convaincre du bon droit d’un camp et de la vilenie de l’autre. Les travaux récents de Laurent Véray sur le cinéma dans la culture de guerre ont précisé les choses. Dès octobre 1914, les opérateurs allemands des Messterswoche sont présents sur les différents fronts et produisent des images assez efficaces pour inquiéter les diplomates français en poste dans les capitales neutres, en Suisse, en Espagne, aux États-Unis. En France, il faut attendre le printemps 1915 pour que l’état-major tolère la présence de caméras dans la zone du front. Encore les opérateurs sont-ils fortement encadrés par des officiers, qui comprennent mal l’intérêt de leur travail, et les images tournées sont-elles sévèrement contrôlées par la censure. Il faut des mois pour que le pouvoir admette la nécessité de contrer le discours ennemi en produisant des images dotées d’un coefficient de réalité suffisamment fort et qui soient d’authentiques images de guerre. Avalisées par l’autorité militaire, ces images circulent à partir de 1916, sous forme de journaux d’actualités ou de magazines.

Après la guerre, et jusqu’à leur disparition dans les années 1970, les actualités sont restées des instruments de propagande. Soumises au contrôle et à la censure dans les États démocratiques, produites directement par le pouvoir dans les États totalitaires, elles sont la voix généralement acceptée comme telle de ce pouvoir. Les actualités mussoliniennes (le Cinegiornale de l’Institut Luce) sont vérifiées chaque mercredi et samedi (le jour qui précède leur sortie en salle) par le Duce en personne dans la salle de projection installée dans la Villa Torlonia, où il réside. Star incontournable de ces journaux (on y voit le Duce aux champs, aux sports d’hiver, en famille, aux armées, dans ses fonctions officielles), Mussolini tenait à contrôler à la fois son image et celle du régime auquel il s’identifiait. Partout, même dans les pays démocratiques, les actualités sont univoques: elles montrent la guerre ou les conflits sociaux d’un point de vue. Ce point de vue détermine le choix des images et le texte toujours autoritaire qui les commente.

La presse filmée ordinaire est à l’occasion complétée et relayée par des magazines ou des documentaires qui développent le discours. Le Kino Pravda de Dziga Vertov, dans l’U.R.S.S. révolutionnaire des années 1922 à 1925, en est une expérience exemplaire: le cinéaste exploite les nouvelles ressources du montage pour construire, à partir des images et des rythmes graphiques, des moments d’enthousiasme émotionnel à propos de Lénine ou d’un barrage en construction.

Le cinéma met les ressources de l’art au service d’une cause. L’œuvre de propagande peut être aussi à l’occasion œuvre d’art: Le Cuirassé Potemkine ou Octobre d’Eisenstein, et trente autres chefs-d’œuvre du cinéma soviétique entre 1925 et 1945 sont des films de propagande, voulus et approuvés par le pouvoir. Ils sont effectivement faiseurs d’opinion, d’abord en U.R.S.S., où ils mobilisent autour de l’idéologie dominante, puis dans les États capitalistes, où, souvent interdits et donc clandestins, ils jouent là aussi leur rôle contre le capital et ses représentants.

Dans l’Allemagne nazie, des documentaires rigides ou des reportages qui se bornent à montrer le déroulement (déjà mis en scène) des cérémonies hitlériennes, circulent abondamment. Les fêtes majeures du pouvoir donnent lieu à des commémorations elles-mêmes monumentales: Le Triomphe de la volonté , à propos du Congrès de Nuremberg en 1935, puis les deux volets d’Olympia , sur les jeux Olympiques de Berlin en 1936, tous deux de Leni Riefenstahl, sont des lieux de communion autour de la figure centrale de Hitler.

À tel point que quand les États-Unis entrent en guerre, en 1941, Frank Capra, convoqué au Pentagone par le général Marshall pour prendre en main les services de propagande américains, commence par visionner Le Triomphe de la volonté , qu’il définit comme une «arme psychologique fatale». C’est contre la propagande des nazis, et souvent en en détournant les images et les arguments, que Capra et son équipe définissent la démarche d’une contre-propagande américaine: ce seront les sept longs-métrages de la série Pourquoi nous combattons , justification humaniste de l’engagement, destinée prioritairement à expliquer aux millions d’Américains sous les drapeaux les raisons de leur présence au front. La Seconde Guerre mondiale voit l’apogée d’un certain reportage de propagande. En Allemagne (la «couverture» du Blitzkrieg en Pologne puis à l’Ouest par Walter Ruttmann), en U.R.S.S., où les plus grands noms du cinéma soviétique sont mobilisés pour filmer l’effort de guerre, en Angleterre surtout, où une admirable école du documentaire née au début des années 1930 prend du service dans le Crown Film Unit et réalise au contact d’une population éprouvée les plus beaux documents de guerre jamais tournés.

Si on admet que le cinéma de propagande est le cinéma du pouvoir, et qu’un pouvoir absolu (totalitaire) génère une propagande sans contrepartie, il faut admettre que dans les démocraties peuvent cohabiter, certes dans un rapport d’inégalité, un cinéma du pouvoir et des velléités de cinéma d’opposition. Soit un cinéma représentant un contre-pouvoir.

Rare à l’époque du muet, ce contre-pouvoir se développe difficilement pendant les années 1930, autour de documentaristes qui dénoncent avec de petits moyens les rapports d’exploitation ou la décomposition des classes dirigeantes. Il s’épanouit ponctuellement quand une saison lui est favorable (il se développe, par exemple, en France pendant dix-huit mois de Front Populaire, sans jamais entamer les réseaux privés de distribution dans les salles), et s’efface avec la guerre.

Du cinéma à la télévision

Après la guerre, le film de propagande explicite devient plus rare. Le contrôle de la presse filmée (cinq journaux d’actualités hebdomadaires se partagent le marché des salles françaises, tous soumis à l’approbation préalable d’une commission interministérielle) semble suffisant aux différents pouvoirs. Hors des circuits commerciaux, un pauvre cinéma de contre-information s’obstine à exister, diffusé par des réseaux «parallèles»: les partis politiques, les syndicats, certains ciné-clubs. Ces réseaux s’amplifient ou se rétractent au gré des accès de tension de la société, actifs donc au temps de l’opposition aux guerres coloniales (aux États-Unis, à la guerre du Vietnam où le réseau newsreels se pose en pôle alternatif), où autour de 1968.

Le cinéma de propagande, stricto sensu , s’efface quand la télévision se généralise. Il n’y a pas en France de cinéma de propagande de la Ve République, hormis un film tourné par les services psychologiques de l’armée et diffusé dans toutes les salles de France en 1958, Dix Millions de Français , sur la question algérienne. Il est resté sans suite. Le pouvoir gaullien a, lui aussi, appris à se servir du petit écran.

La télévision a donc libéré le septième art de ses tâches subalternes d’information et de manipulation. La relation du cinéma à l’histoire en a été transformée. Cette liberté conquise ouvre au cinéma, depuis les années 1970, un espace de réflexion. Le cinéma peut «travailler» l’histoire sans arrière-pensée utilitariste. Il est devenu un instrument d’investigations ou de pédagogie ouverte: lieu de confrontations, de débats, d’informations sans a priori. Une veine d’investigation civique court dans le documentaire et colore parfois la fiction d’auteur. C’est à partir des années qui ont suivi 1968, avec Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls (1971), en France, qu’une brèche a été ouverte dans un discours cinématographique bardé de certitudes. Ce film et ceux qui l’ont suivi alimentent le spectateur d’une masse d’informations éventuellement contradictoires et le somment de se définir librement. Un cinéma moderne, qui se positionne face à l’histoire et dans l’histoire, requiert la part du spectateur pour compléter ou relancer son discours. À ce stade, ni la mort du cinéma ni la fin de l’histoire ne sont envisageables.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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